Impression de photographie numérique en noir et blanc sur papier aquarelle – Colorisation aux pigments végétaux (henné pur, mélange henné et indigo, jus de figue de barbarie).
Ce jeudi 12 janvier était célébrée l’année 2973 du calendrier kabyle. À cette occasion, voici la présentation d’un projet récent.
Ces dernières semaines, j’ai travaillé sur un projet sortant de l’ordinaire de mes travaux, mêlant documentation, dessin, prise de vue photographique, ébauches picturales et tâtonnements linguistiques.
Depuis quelques mois – et surtout, je pense, depuis le décès de mon dernier grand-parent, l’idée de concevoir et réaliser un projet sur la thématique kabyle me trottait en tête. Au fil du temps, ces idées se sont précisées et affinées sous la forme d’une démarche rendant hommage aux tatouages faciaux traditionnels kabyles.
Le terme « Berbères » désigne les populations autochtones du Maghreb, celles qui étaient présentes avant les conquêtes arabes. Parmi ce grand groupe ethnique, certains peuples isolés ont conservé, en raison de leur isolement géographique souvent, et du refus de leur arabisation parfois, leurs us et coutumes ancestraux : langues, artisanats, façons de vivre. Parmi ces peuples se trouve celui des Kabyles, vivant dans les montagnes de ce qui est désormais appelé Algérie, mais que nous appelons Kabylie.
Parmi ces particularités culturelles, les Kabyles ont longtemps compté les tatouages faciaux. Ma grand-mère maternelle, Louisa, née en 1936, avait le front et le menton tatoués, et ainsi en allait-il de la plupart des femmes de sa génération et de celles qui la précédaient. Ces tatouages faciaux étaient réalisés durant l’adolescence et le jeune âge adulte et pouvaient marquer un changement dans la vie (passage à l’âge adulte, mariage, enfants) ou bien représenter des symboliques (force, prospérité, fécondité, etc.).
Ma grand-mère paternelle, Tassadit, m’avait expliqué il y a quelques années la manière dont étaient réalisés ces tatouages, du moins dans les régions agraires reculées où elle-même et mon autre grand-mère vivaient : on traçait le motif à l’aide de charbon, on piquait la peau avec l’épine de la figue de barbarie puis l’on frottait ce motif avec du charbon pour l’encrer.
Après une pratique traditionnelle de presque trois millénaires, puisque nous fêtons aujourd’hui l’an kabyle 2973, cette tradition s’est presque éteinte : il ne demeure que quelques vieilles femmes aux visages tatoués. Que ce soit en raison de la mondialisation qui uniformise les standards de beauté ou de l’islamisation qui contraint la pensée à l’interdiction des tatouages, cette marque identitaire est aujourd’hui quasiment perdue.
Démarche de recherche :
Observation de photographies de femmes tatouées, lecture de divers ouvrages sur le tatouage berbère et plus précisément le tatouage kabyle (voir bibliographie ci-dessous), croisement de différentes sources afin de gagner en fiabilité. Elaboration de divers croquis pour sélectionner et agencer les motifs.
Démarche de la prise de vue :
Autoportrait. Maquillage traditionnel uniquement (khôl). Dessin des motifs directement sur la peau au feutre Posca bleu-vert, rappelant la couleur des tatouages berbères. Photographie en lumière naturelle sur fond blanc. Edition en noir et blanc et impression sur papiers aquarelles (de différentes sous-teintes et différents grammages).
Démarche de la colorisation :
Choix de trois pigments :
- le jus rouge de la figue de Barbarie, puisqu’elle s’inscrit dans le processus de tatouage originel ;
- le pigment orange du henné pur, puisqu’il intervient dans la coloration des cheveux et les tatouages cérémoniaux kabyles ;
- le pigment orangé-brun du henné « châtain » (mélange de henné et d’indigo) afin d’avoir à disposition une teinte moins ocre.
Difficultés rencontrées :
- Apprivoiser l’aquarelle car je n’ai aucune connaissance en peinture ;
- Interférences entre l’encre de la photographie et les pigments de la peinture ;
- Réactions différentes selon le grain et le grammage des papiers.
Finalement, malgré ma patience mise à rude épreuve, je trouve que les hésitations et imperfections des différentes colorisations confèrent aux divers exemplaires de la série leur caractère unique.
Démarche d’apport documentaire :
Chaque exemplaire de la série offert a été accompagné d’une carte identifiant les motifs représentés et les pigments utilisés. Les noms des destinataires ont été écrits en alphabet kabyle, au feutre Posca doré.
Backstage :
Tatouages kabyles et berbères modernisés :
Bibliographie :
Les femmes vont, et les tatouages racontent – Taszuri 🔗
Symbolique et imaginaire du tatouage chez la femme kabyle – Salima Yefsah et Nadia Denoun 🔗
L’artisanat berbère : permanence des matériaux, symbolisme des formes. Étude historique et anthropologique, de l’antiquité à nos jours – Loubna Triki 🔗
Documentaire : L’art du tatouage berbère – Arte (réalisatrice : Myriam Bou-Saha 🔗 , tatoueuse : Manel Mahdouani 🔗 )
Les grands symboles méditerranéens dans la poterie algérienne – J.-B. Moreau 🔗
L’Art de perdre – Alice Zeniter 🔗
Sujet connexe :
En parallèle de la réalisation de ce travail, j’ai lu le roman documentaire L’art de perdre d’Alice Zeniter, qui retrace le cheminement et le parcours des Harkis, de leur vie en Kabylie à leur engagement ou enrôlement, de la guerre à l’exil en France (pour les plus chanceux), de leur vie dans les camps de rapatriés clôturés aux barbelés et cachés dans les forêts jusqu’à leur vie dans les cités.
La famille de cette autrice était voisine de celle de ma mère en Normandie, et avait auparavant transité par les mêmes camps de rapatriés que ceux dans lesquels a vécu mon père avec sa famille quand il est arrivé en France à l’âge de cinq ans. Ma mère m’avait vaguement parlé de « la fille de son voisin qui [avait] bien réussi et écrit un livre », et quelques mois plus tard une collègue m’a par hasard parlé de cet ouvrage et me l’a prêté.
Ce livre a pour moi été une véritable prise de conscience. La recherche historique, documentaire et toujours nuancée de l’autrice a su expliciter cette période taboue de l’histoire, a su la mettre en vie. On y suit les premières années de vie d’un petit garçon (Hamid, comme mon père) en Kabylie, les prémices, la naissance et l’explosion de la guerre, l’exil – accordé une fois qu’une grande partie des Harkis avait déjà été massacrée, le transit continuel en France, le décalage social et civilisationnel, et, puisque l’écrivaine a eu le bon ton de nuancer son propos, la multiplicité des destins des descendants de Harkis.